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Fortune (valeur approchée)
pour Talweg 04, Le sol, Pétrole Editions.

La poche est à l'échelle de ce que l'on peut porter sur soi, elle transporte provisoirement la quantité d'argent qui correspond à une nécessité immédiate ou ce que l'on peut ramasser au cours d'une journée. Sa capacité de contenance et son contenu sont indice de l'imminence : de son anticipation matérielle et du volume disponible accordé à la trouvaille.

D'avoir été transportées dans une poche qui contenait également quelques pièces de un à cinq centimes d'euros, des pierres, ramassées au cours de trajets quotidiens, ont gardé par endroits de légers dépôts cuivrés, indices d'une friction discontinue entre des objets livrés au hasard des mouvements du corps. Ces dépôt témoignent, sur un plan symbolique, d'une rencontre entre deux manières d'envisager l'idée de valeur : celle, abstraite et 'objectivé', échangeable, de la monnaie, et celle, élective, affective, renvoyant à l'appréciation personnelle d'un objet pour lui-même, à l'inestimable.

Les centimes matérialisent le tout début de l'idée de valeur, ils forment la frontière à la fois symbolique et matérielle entre l'absence de valeur et le commencement de la valeur (marchande) : entre le pouvoir d'avoir (le pouvoir d'achat, d'appropriation) et la seule possibilité d'être.

Le cuivre fut un des premiers métaux à être utilisé par les hommes pour l'échange contre des denrées qui avaient immédiatement un sens pour eux, avant qu'ils aient pu envisager de le transformer et d'en avoir un usage pratique répondant à leurs besoins. Aujourd'hui nous l'utilisons comme conducteur pour l'électricité, dissimulé dans nos réseaux, mais nous le voyons surtout couvrir nos pièces de centimes. Comme à la rouille qui couvre les métaux quand nous les négligeons marque l'abandon et le désintérêt, ce cuivre-là, lié à une valeur quasi insignifiante, s'égrène de manière embarrassante dans nos porte-monnaie, comme un effritement de la matière monétaire. Ailleurs ils comblent les manques dans les mains de ceux – hors circuit – que l'on cherche à dissimuler.

Cailloux et centimes pourraient être rangés dans la catégorie de choses qui seules ne sont rien, ne représentent rien, ne valent rien : les centimes aujourd'hui ne peuvent être échangés contre un bien sinon dans leur accumulation ; les cailloux n'ont rien construit, même s'ils peuvent parler des pierres qui ont bâti les architectures qui les entourent. Ce sont des fractions, des divisions. Le centime est une entité formelle en tant que pièce mais sa valeur est une division de l'unité, celle qui compte – on ne peut compter dessus. Les cailloux apparaissent comme des unités, des "pièces" distinctes, mais comme des unités qui ne mesurent rien si ce n'est un certain désordre : ils témoignent d'une diversité fragmentée, chaotique, par essence accidentelle. Ils sont des fragments exclus de la construction de nos villes : degré zéro de l'édification, leur dimension est purement horizontale.

Ils ont un rapport à la collection (de fragments conservés des territoires parcourus) et à la collecte (pièces rouges et jaunes), nécessitent un travail de rassemblement et ne donnent forme que par amoncellement. Collecte et collection supposent un temps.

Centimes et cailloux témoignent des vibrations, des frémissement du sol : des mouvements de passages qui portent les pierres toujours plus loin de leur lieu d'origine ; des vies précaires, intranquilles, à même les pavés qu'elles habitent, occupent de leur intimité, quand ils sont pour d'autres terrains collectifs et lieux transitoires. Les petits tas de pièces qu'ils parviennent alors à accumuler témoignent d'une solidarité 'après coup', d'une faille dans notre cohésion, d'un détachement.

Le terme "fortune" renvoie à la richesse par abondance de biens autant qu'à la simple occurrence, à ce qu'il advient. Certains s'en remettent au destin par les jeux de hasard : par une dépense quotidienne, un écoulement anodin qui ne menace pas leur survie, ils s'ouvrent une possibilité de rejouer la répartition. Utilisant la matérialité de la monnaie – comme accessoire de frottement – pour gratter une carte (et se donner une chance de les rebattre), ils espèrent voir le sort leur accorder une fortune et ainsi les préserver de la fortune. Se constituer une fortune consistant à déposséder le sort pour maîtriser le sien ; s'en remettre à la fortune à composer avec.

Cailloux et centimes prennent la mesure du 'peu' et l'amplitude de ce que couvre le terme de 'pauvreté' : là où les pierres disséminées en tous lieux et dont chacun peut se saisir peuvent figurer le dénuement et évoquer l'ascèse (la quête d'une sobriété sereine), les centimes accusent l'indigence de certains et rappellent à tous la menace que représente la précarité. Ils sont à la mesure de la préhension : quand la collecte de pierres, qui n'appartiennent à personne et que nous pouvons tous ramasser, représente un geste d'appropriation anodin, la collecte de centimes témoigne, en négatif, d'une appropriation qui est allée trop loin. Par le fragmentaire, centimes et cailloux se font le signe de notre désolidarisation.

< Talweg, Le sol, Pétrole Editions, 2016

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